Charlotte Bienaimé: “En général, les articles sur le féminisme sont très réducteurs”

Comme de nombreuses militantes féministes, j’ai été sollicitée par Charlotte Bienaimé au printemps 2016. La journaliste, déjà auteure d’une série sur les  féministes du monde arabe, préparait un programme conséquent – dix heures d’antenne » destiné à offrir un état des lieux des mouvements féministes en France. A titre personnel, j’ai été présente pour décrire l’action de La Barbe contre le sommet des start up organisé par Challenges – 35 hommes sur 40 intervenants – et lors de l’enregistrement d’une réunion de Prenons la Une, association de femmes journalistes.

J’ai souhaité interviewer l’auteure de cette série intitulée Women’s Power, Charlotte Bienaimé, pour savoir comment avait été conçu le programme, tant il est rarissime qu’un opus médiatique sur les militantes féministes soient appréciées par les principales intéressées. J’ai sollicité l’avis de nombreuses participantes. Merci aux membres de Fières, des Dégommeuses , à Suzy Rotjman, à Marcia d’avoir pris le temps de me donner leur point de vue.  Il se retrouvera, j’espère, dans les questions que j’ai posées à Charlotte Bienaimé. Toutes saluent le travail accompli et l’importance de cette émission. Cela n’empêche pas les reproches, sur une orientation plus personnelle que collective des témoignages, sur le temps donné par les militantes aux journalistes comparé au temps d’antenne effectif, sur le choix d’un traitement thématique des problématiques féministes, plutôt que transversal.

Deux de ces interviews préalables ont fait l’objet d’une publication, celles de Ketsia Mutombo des Féministes contre le Cyberharcèlement et Hanane Karimi, de Femmes dans la Mosquée, se sont prolongées. Exposent le rapport des militantes féministes aux journalistes. Avec Charlotte Bienaimé, c’est, cette fois, le rapport des journalistes aux militantes féministes que j’ai voulu comprendre.

Les propos et la photographie ont été vues et validées par Charlotte Bienaimé avant publication.

Comment procède-t-on lorsqu’on a dix heures pour parler de féminisme ?

J’avais déjà beaucoup lu des livres, des articles, des blogs, les réseaux sociaux pour d’autres travaux les années précédentes. J’avais donc déjà en tête une cartographie des luttes, de voix, jeunes et moins jeunes, universitaires ou militantes. Je savais que je voulais une diversité de points de vue et que je voulais faire entendre les points de friction pour les comprendre, sans les rendre caricaturaux. Je me suis aussi donné comme objectif que chaque émission, quels que soient les thèmes, soit « intersectionnelle » en quelque sorte, qu’elle aborde les questions de genre, de race et de classe, à chaque fois. Et,dès le départ, je savais qu’il y aurait une  émission consacrée au féminisme post colonial et aux afroféministes.

Pourquoi ?

Parce que je pense que l’un des enjeux actuels du féminisme  est la question de l’intersectionnalité. Ensuite, je savais que je ne pouvais pas faire entendre tout le monde. C’est absolument impossible. Il y a beaucoup de chercheuses et de penseuses féministes qui ne sont pas dans l’émission et auraient pu l’être. Il y a aussi plein de blogueuses ou de responsables d’associations ou de mouvements féministes capitaux, qu’on entend pas.  J’ai dû faire des choix qui sont forcément subjectifs. Il y a un point de vue d’auteure que j’assume.  Ce que je voulais, c’était donner la priorité aux témoignages et aux documentaires.  Parce que  des débats, on en entend beaucoup, mais on entends beaucoup moins des paroles intimes, personnelles, d’anonymes, qui peuvent résonner loin. Et là, joue aussi  la manière de raconter, le rythme, l’intensité des témoignages  dans les choix des intervenantes.  C’est un travail documentaire et non purement journalistique. La forme joue aussi énormément. Je trouve que ce qui était formidable pour cette grande traversée, c’était de pouvoir entendre à la fois des témoignages, du documentaire, et venir éclairer ces séquences avec des interviews en plateaux, des débats et des archives. Le mélange des genres marchait très bien je pense.

Mais c’est une grosse responsabilité. Parce qu’il n’y en a pas tant que ça des émissions-sommes sur le féminisme. Nécessairement, cela fige un peu les choses, cela donne un ticket à qui en est ou pas, non ?

Oui, c’était une angoisse de chaque jour parce que je savais bien qu’il serait impossible de faire entendre tout le monde, de parler de tous les sujets, malgré les dix heures d’antenne. Je me suis détachée de cette angoisse en me disant simplement : où en est-on maintenant, que peut on raconter qui peut parler à tout le monde, donner envie d’en savoir plus, de creuser ? Et les choix se sont fait au fur et à mesure, en fonction, encore une fois, de la forme, du rythme, que nous réfléchissons ensemble, avec la réalisatrice Annabelle Brouard.

Beaucoup de sujets mériteraient d’être creusés, j’aurais voulu qu’on parle plus des luttes LGBT, de la question de la PMA et de la parentalité, du désir féminin, du queer….Il y a aussi tout ce que j’ai enregistré mais pas gardé. J’avais les témoignage d’une Femen ou de la Fondation des Femmes, ou une très belle séquence avec le collectif Fière que je n’ai pas pu conserver.

Je peux comprendre la frustration de certaines militantes ou universitaires que j’avais rencontrées, qui ont pris le temps de me recevoir et de s’organiser et dont je n’ai pas gardé les entretiens. J’en suis la première déçue.  Malgré les 10h d’émissions, j’ai du faire des choix et ces choix sont toujours un déchirement. Ca ne veut pas dire que les enregistrements ne sont pas bons, c’est juste qu’au fil du travail de montage, de réalisation…des choses doivent malheureusement partir. Ce qu’il faut se dire, c’est que toutes ces rencontres nourrissent  aussi mon travail, ma réflexion,  au fur et à mesure. Et il n’est pas impossible que je n’utilise pas ces rushs dans un autre cadre (après en avoir reparlé aux premières intéressées) Là encore, c’est le travail documentaire qui veut cela.

Cela, c’est pour le choix des participantes. Après, il y a le choix des thèmes. Et, d’abord, la volonté même d’organiser les choses thématiquement. Ce qui est aussi un point de vue.

Je voulais me concentrer sur les enjeux contemporains, partir de là pour tirer les fils historiques plutôt que de faire quelque chose de chronologique. J’ai réfléchi très longtemps à plusieurs manières d’organiser les choses. Il m’a semblé que la manière thématique était la plus simple, la plus limpide pour pouvoir creuser ensuite dans chaque émission et avoir des éclairages sur le passé au sein de chaque thème. Elle permettait de balayer un grand nombre d’enjeux assez facilement. Je voulais aussi que les points de désaccords puissent apparaître dans les différents thèmes. Il fallait les donner à entendre.  C’est pour cette raison que pour l’émission sur le féminisme post colonial, j’ai choisi de laisser une part plus grande au débat. Mais finalement, je trouve que la confrontation à l’antenne, ne va pas si loin que ça par rapport à la violences des échanges dans d’autres lieux. Sans doute les intervenantes se sont-elles retenues.

Je n’ai pas vraiment l’impression que vous étiez en recherche de buzz. Du coup, vous voulez dire qu’il était important d’illustrer les rapports de force qui existent, c’est une évidence, entre certaines féministes?

Oui, d’ailleurs, au départ je voulais même ouvrir la série là-dessus. Je suis allée faire deux reportages aux deux manifestations du 8 mars, sur la journée pour les droits des femmes.  Ces deux manifestations ont des points de vue opposés sur la prostitution et le voile. J’aurais pu ouvrir là-dessus pour illustrer l’état du mouvement féministe français.

Et pourquoi ne pas l’avoir fait ?

Parce que, pour le coup, cela aurait trop insisté sur les clivages. D’autres médias s’en chargent très bien et si volontiers. Pour préparer l’émission, j’avais un énorme dossier de presse. Les articles sont soit super fades, soit disent « les féministes se crêpent le chignon ». Je ne voulais pas ouvrir la série avec ce clivage. Je voulais que les points de désaccords puissent être vraiment compris, écoutés, débattus. Et que ce ne soit pas un préalable à l’écoute de la série.

Vous aviez donc des impératifs médiatiques, d’attention au public, de message à faire passer. C’est intervenu à d’autres moments ?

Oui, ça intervenait tout le temps finalement. Je voulais que les émissions puissent être écoutées, comprises par toutes et tous. Qu’on ait envie d’aller plus loin.Que le féminisme ne fasse pas peur, ne rebute pas. D’où le choix là encore de témoignages intimes forts et très parlants pour rendre très concrets les enjeux.  

Parmi les choses diffusées, il y a l’enregistrement de critiques adressées à Maya Surduts lors d’une table ronde « Féminismes et Critiques post coloniales » au CNRS. J’ai tout adoré des dix heures d’émission, sauf ce moment-là. Comme Maya Surduts est décédée en avril 2016,il me semblait qu’il y avait d’autres moyens de montrer des oppositions que cet extrait-là.

C’est une séquence assez violente, je le sais, et elle l’est plus encore dans l’enregistrement initial. Mais je trouve qu’elle est absolument essentielle parce qu’elle résume parfaitement la difficulté de communication entre générations et entre les différentes composantes des  mouvements féministes actuels.  Malheureusement, l’émission a été diffusée quelques mois après le décès de Maya. C’était peut être difficile à entendre pour celles qui la connaissaient et l’admiraient, je le reconnais. Mais finalement, il ne s’agit pas de Maya ici mais de faire entendre une réalité plus large. Ce n’est nullement une attaque contre elle.

En quoi ces émissions pourront-elles faire avancer les luttes féministes ?

Je pense et j’espère parce qu’elles exposent la diversité des mouvements féministes, et les confrontations qui existent. En pointant qu’il y a toujours eu des débats très forts, et que cela n’empêche pas la continuité des luttes. J’espère aussi que ces émissions auront pu permettre à celles et ceux qui ne se sentaient pas concernés par ces sujets, de le devenir ou à celles et ceux qui connaissaient mal ou peu le féminisme, voire le rejetaient, de s’y intéresser.

De manière générale, vous trouvez que les journalistes abordent comment le féminisme ?Je trouve que les articles sur le féminisme sont très réducteurs. Ça reste souvent très superficiel alors qu’il y a une telle diversité, une telle richesse dans la recherche, dans les différentes formes de mobilisations sociales, dans les  différentes thématiques abordées. Même avec dix heures d’émissions, je n’ai pas pu aller aussi loin que je le voulais sur de nombreuses thématiques qui n’ont été qu’effleurées. Il y aurait matière à faire des émissions entières pendant plusieurs années sur ces questions. Je trouve aussi que le milieu de la recherche est assez imperméable. On a l’impression que tous ces savoirs ne se diffusent pas au sein de la société. C’est pour cette raison que je réfléchis à une émission régulière autour de ces questions. Cela manque cruellement.

Une question sur le titre qui m’a fait un peu sourire, parce que par exemple, même si je pense que La Barbe conserve tout son potentiel révolutionnaire sur la remise en cause d’un système de genres binaire,  on n’est pas tellement « nouvelles féministes » !

Oui, et dans les revues de presse que j’ai, depuis trente ans, chaque année on a des articles sur « les nouveaux féminismes » !!! Bon, c’est vrai que La Barbe c’était pas nouveau, la prostitution pas du tout non plus, mais je crois que ce qu’on entend sur les violences obstétricales l’est plus. Disons que c’était pour dire qu’on parlait des enjeux actuels, et certains enjeux actuels sont les mêmes que ceux d’il y a 40 ans, malheureusement.

J’imagine que vous disposez de centaines d’heures de rushs. Vous allez les conserver, en faire quelque chose ?

Oui,je les  ai archivés et je les utiliserai peut être pour d’autres projets. Notamment, je réfléchis à la prolongation de la série en un livre, comme je l’ai fais pour les féministes du monde arabe. Dans lequel je pourrais utiliser plus longuement des séquences coupées ou retirées.

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